Une envie de Suisse
Delphine Bovey
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Chez le Roi de chats Le Grand Chalet de Balthus à Rossinière |
Rossinière, canton de Vaud |
À la gare CFF de Montreux, prenez le train panoramique « Goldenpass » jusqu’à l’arrêt « Rossinière ». Le Grand Chalet ne se visite pas. Sur la route cantonale, la chapelle Balthus apparaît en aval du village de Rossinière. Elle est ouverte tous les jours, de 10h à 20h. Le Borjoz, 1658 Rossinière. www.fondation-balthus.com |
Lorsque le Comte Balthasar Klossowski de Rola visite Rossinière, il s’éprend de son Grand Chalet. Ce fier temple de bois, et le plus japonais des chalets suisses, semble collectionner les moindres détails du présent pour tendre les bras à l’immuable. Ainsi pourrait se résumer, à la manière d’une leçon zen, le programme pictural mis en place au Pays-d’Enhaut par le peintre Balthus, surnommé le Roi des Chats. Dans ce lieu au fort potentiel mystique, Balthus va trouver une source d’émerveillement intarissable, un moyen de scruter le minuscule et de sonder les vastes profondeurs.
Rare, discret, mystérieux. Les qualificatifs permettant d’esquisser un rapide portrait de Balthus se confondent avec ceux que l’on accolerait volontiers au nom de Rossinière. En 1977, après avoir bu une tasse de thé, le peintre d’origine polonaise achète le Grand Chalet et s’installe définitivement dans le village des Préalpes vaudoises. Il y passera les vingt-quatre dernières années de sa vie en compagnie de sa femme et de sa fille.
De fait, Balthus vient de terminer dix-sept années de mandat à la Villa Medicis de Rome. Il tombe amoureux de ce Grand Chalet, un haut-lieu de l’hôtellerie depuis 1852. Surpassant tous les autres par ses dimensions et par son rayonnement international, cette vaste demeure s’impose comme la seule à même de « contenir » l’aura de son futur propriétaire, le Roi des Chats, le Comte Balthasar Klossowski de Rola.
Percée de cent-treize fenêtres, l’immense façade sud du Grand Chalet scrute inlassablement les tranquilles prairies du Pays-d’Enhaut. Cinquante kilomètres à peine séparent Rossinière de Montreux et des rives du lac Léman. Blotti à mille mètres d’altitude, le Grand Chalet trône au cœur d’un décor enchanteur d’où il tutoie le cosmos, à l’écart des affaires et très loin des gens pressés. Balthus, l’homme à la frêle silhouette longiligne, le peintre hyper-méticuleux, découvre à Rossinière le joyau susceptible de stimuler son pouvoir créateur. Comme un nouvel élan insufflé à sa peinture, une harmonie intense se révèle entre le peintre et ce paysage de montagnes dociles. L’homme pour qui la peinture est avant tout affaire de message venant du haut, pressent ce Pays-d’Enhaut comme le lieu tout désigné pour la réception d’un message divin.
Retranché sur sa montagne, Balthus se met à l’écoute de la nature et lit dans sa beauté un message, un signe inscrit à notre intention par le Créateur. Nourrie par ce puissant décor, sa peinture se transforme en un lent et humble travail de captation du réel. Pourtant, Balthus, qui a peint inlassablement les belles collines de la campagne italienne, ne proposera jamais le moindre paysage du Pays-d’Enhaut. L’expression de son attention va se concentrer sur un tout autre sujet.
Une lumière incomparable inonde les alentours. Il suffit de se poster derrière l’une des innombrables fenêtres du chalet pour assister à un découpage inédit du paysage. Tout semble renaître et se révéler sous un jour nouveau. Balthus va utiliser cette lumière revigorante pour éclairer un questionnement intérieur. Isolé à Rossinière comme en une retraite spirituelle, le peintre descend dans les profondeurs de son obsession pour le sens sacré du monde. La sensation de profonde permanence qui habite ostensiblement dans ces lieux lui sert de guide et lui permet de fixer son attention sur la beauté de la nature en changement. Balthus s’ouvre à l’émerveillement pour le corps de la jeune fille sur le point de vivre sa transformation. Il est vrai que tout est si paisible sur ces hauteurs, qu’une vie entière ne saurait suffire pour contempler, et vraiment saisir, la beauté d’une fleur en train de s’épanouir lentement. L’ancien hôtel de prestige devenu le Grand Chalet ne se visite plus depuis longtemps. Aujourd’hui, il a retrouvé le calme. Son immense carcasse de bois vieillit lentement au soleil. Très loin du temps et des hommes, il semble inviter à une distanciation pour tendre vers quelque chose de plus grand.