Une envie de Suisse
Delphine Bovey
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Du métier à la tombe Le cimetière de Jaun |
Jaun, canton de Fribourg |
À la gare CFF de Bulle, prenez un bus (la ligne 260) en direction de Jaun, Kappelboden. Le trajet jusqu’à l’arrêt « Jaun-Dorf » dure un peu plus de trente minutes et passe par les communes de Broc et de Charmey. Le bus s’arrête à hauteur de l’église et du cimetière. 3 Dorfstrasse, 1656 Jaun. http://tourismus.jaun.ch |
Un voyage à deux pas de chez soi, ou un nouveau regard porté sur des lieux qui nous sont familiers, peuvent éveiller une délicieuse sensation de dépaysement. Dès que l’on abandonne les groupes de badauds dans les eaux bouillonnantes des bains de Charmey pour aller se risquer sur la route du col du Jaun, le contraste est saisissant. Le petit village du même nom nous réserve une étrange surprise, que l’on peut découvrir dans le cimetière. Des dizaines de tombes, surmontées de croix en bois, sont décorées de gravures évoquant le parcours de vie du défunt.
Dans la vallée de la Jogne, au cœur de la Gruyère, la route qui conduit aux massifs du Schafberg, du Chörblispitz et des Gastlosen traverse le village-rue de Jaun. À première vue, la paisible commune entourée de prairies est constituée seulement d’une poignée de chalets épars et de quelques rares entreprises.
Selon les dernières statistiques disponibles, à cinq exceptions près, tous les habitants de Jaun exercent leur activité professionnelle dans le village. Il est possible qu’ils puisent leur apparente sérénité au travail dans leur manière, fort particulière, de traiter leurs défunts.
Le cimetière de Jaun jouxte l’église, modestement installée sur une déclivité qui domine le village. Les tombes du cimetière créent un ensemble paisible et harmonieux. Chaque sépulture est constituée d’un monument de pierre au sol, surmonté d’une croix en bois. Elles ressemblent à des fleurs alignées dans un champ, qui se tournent en direction du soleil pour en suivre la course. En se rapprochant, on peut voir un élément central se répéter d’une tombe à l’autre et qui suscite, pour des raisons évidentes, l’embarras chez le visiteur. En effet, les défunts semblent partager le même nom de famille. Aussi, comme pour compenser ce patronyme (trop) commun, on a choisi d’ajouter un signe plus personnel pour individualiser les tombes.
Les croix sont coiffées d’un petit toit couvert de tavillons, la tuile de bois traditionnelle qui est fendue et clouée de manière artisanale. Suspendus au toit, deux petits pans de bois apparaissent de part et d’autre de la croix. Ils sont les modestes surfaces appelées à accueillir l’évocation de toute une vie, gravée avec tendresse à même le bois. Aussi, chaque croix est décorée de gravures, de facture naïve, qui peuvent se targuer d’honorer la mémoire du défunt de manière très personnelle. Elles ravivent le souvenir d’une personne à travers son portrait, un effet personnel, un objet du quotidien associé à la pratique d’un hobby, ou encore, un outil qui a fidèlement accompagné une activité manuelle. Parfois, la personne est représentée en train de poser comme sur une photographie, ou en train de s’adonner à son activité favorite.
Dans cet imagier collectif à ciel ouvert, les scènes religieuses et les éléments décoratifs empruntés à la nature se côtoient : des portraits souriants, des façades de maisons, des fusils et des trophées de chasse, une paire de gants de boxe, une voiture de formule 1, un travail de tricot, une machine à coudre, une machine à écrire, un ordinateur et sa souris, un taureau de compétition, un tracteur chargé d’une belle cargaison de bois, un établi de charpentier, un étalage de boulanger, un accordéon ou encore, un trombone à coulisse.
Initiée par Walter Cottier, un artisan autodidacte local, cette technique de sculpture sur bois semble se mettre au service de l’intimité. Des bribes d’individualité jaillissent de cet ensemble immobile avec une authenticité inégalée. Tels des Pharaons des montagnes, les défunts de Jaun nous livrent les images, parfois candides, d’une vie consacrée à la pratique méticuleuse d’une activité manuelle, devenue l’expression d’un chemin personnel. Se promener dans les allées du cimetière de Jaun, à la découverte de ces gravures personnalisées, c’est s’inviter chez autant d’inconnus pour s’entretenir avec chacun d’eux, un court instant.