Une envie de Suisse
Delphine Bovey
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Les fous du Monte Verità |
Ascona, canton du Tessin |
Depuis la gare CFF de Locarno, les lignes de bus numéro 1 et 316 vous conduisent jusqu’au centre d’Ascona. On atteint le Monte Verità par le bus spécial « Buxi ». Sa fréquence est modeste. Des taxis sont disponibles. 84 Strada Collina, 6612 Ascona. www.monteverita.org |
Sur les rives du lac Majeur, Ascona somnole dans la quiétude d’une après-midi bercée par les reflets du soleil. Les terrasses de la promenade des rives du lac accueillent des badauds détendus dans le climat tessinois. Bercés par la douceur du paysage, ils ne remarquent guère la petite colline qui se gravit à pied non loin de là (quelques centaines de mètres à peine). Mais comment imaginer que la commune la plus basse de Suisse (196 mètres) abrite un « axe du monde », un point de rapprochement vertical entre le Ciel et la Terre, la colline baptisée le Monte Verità, la montagne de la vérité ?
Comme une aube longuement attendue, le XXe siècle s’ouvre au son effréné de l’industrialisation massive. L’Europe entière, bousculée par sa cousine américaine, se mobilise pour entrer dans l’ère du progrès qui s’affiche déjà comme celle de la production et de la consommation de masse. Un groupe de jeunes gens de bonne famille a pourtant l’audace de se détourner de cette euphorie matérialiste pour mettre en place un projet alternatif, loin de toute massification et débarrassé de « l’hypocrisie de la morale chrétienne ».
Arrivés à pied de l’Italie en sandales usées et longues toges de lin blanc, Henri Oedenkoven et sa compagne Ida Hoffmann, accompagnés de Lotte Hattener, ainsi que de Karl et Gustav Gräser découvrent une colline aux formes suggérant un corps de femme couchée. Ascona n’est alors qu’un petit village de pêcheurs, peu enclin à accueillir la modernité. La seule activité lucrative se situant près des rives du lac, la colline n’intéresse personne et n’est pas encore défrichée. Elle apparaît clairement aux cinq amis comme le lieu idéal pour développer leur projet utopique. Aujourd’hui, un bâtiment principal, un restaurant, un musée et des maisonnettes se partagent la colline. Les constructions bien séparées sont reliées par un réseau de sentiers ramifiés. Chaque bâtiment trouve une place spécifique au sein de ce décor.
La nature n’a subi aucune agression. Elle n’a pas été conquise, elle a été « écoutée ». Une promenade sur les sentiers de forêt couvrant le faîte de la colline permet de comprendre que celle-ci est bien la surface réfléchissante des idées qui ont fondé le projet de la colonie. Pour l’homme, la communion avec cet environnement passe par le corps.
Dans ces espaces, on découvre des terrains ensoleillés pour cultiver la terre, une clairière dégagée pour la pratique de l’aérobic, un court de tennis et une piscine pour l’activité sportive, un jardin zen et une plantation de thé pour le bien-être. Partout, le corps est invité au mouvement et, dans sa nudité, à un retour à son état primitif. Gorgé de soleil et du délicieux parfum des pins, le corps jouit de la beauté du lieu comme d’un terreau fertile à la stimulation de l’imagination.
Le « génie des lieux » opère efficacement. Il ouvre une brèche, une possibilité unique de communication directe entre l’homme et la nature, entre le haut et le bas, entre l’orient et l’occident. La montagne de la vérité ouvre les sens et stimule les flux de la pensée. Elle voit affluer vers elle toute l’intelligentsia de l’époque, mue par l’attrait de cette colline réputée pour le dialogue privilégié qu’elle entretient avec le ciel. Grâce aux « rencontres d’Ernanos », organisées dans sa demeure par Olga Froebe-Kapteyn, la petite communauté de jeunes ascètes connaît un rayonnement international. Le vivier d’idées qu’elle constitue lui permet d’exercer une influence considérable sur les débats artistiques et culturels du début du vingtième siècle. Paul Klee, Carl Gustav Jung, Mircea Eliade, Hugo Ball, Isadora Duncan et Rudolf Steiner font partie des contributeurs majeurs du Monte Verità. Du toit de l’hôtel, de style typiquement Bauhaus, face au bleu intense du lac entouré de collines touffues, au cœur d’une nature luxuriante, le visiteur peut avoir le sentiment de se trouver au centre du monde.