Une envie de Suisse
Delphine Bovey
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
La Tour du chaman La Tour de C. G. Jung |
Bollingen, canton de St-Gall |
Depuis la gare CFF de Bollingen, un sentier longe le lac en direction de l’est. Suivez-le sur environ 900 mètres, puis tournez à droite en direction du lac après un lotissement privé. La tour se trouve au bord du lac, cachée par un petit bosquet. Elle ne se visite pas. 2063 Oberbollingen, 8715 Bollingen. |
Loin de Zurich et à l’écart de ses patients de Küsnacht, le célèbre psychiatre suisse, Carl Gustav Jung, a trouvé à Bollingen le lieu idéal où s’atteler à un projet personnel d’envergure, dans la plus grande discrétion. Pendant plus de trente années de travail acharné, Jung construit et agrandit une tour, ressemblant fort à un petit château. Pensé avant tout comme un lieu de détente, Jung y scelle des pierres commémoratives lors des événements importants qui marquent sa vie. Il y passe également beaucoup de temps à écrire, peindre et sculpter.
Le petit bourg de Bollingen occupe discrètement l’une des situations les plus coquettes de la rive septentrionale du lac de Zurich. À l’écart du village, dissimulée par de grands arbres qui la protègent de la voie ferrée, se dresse une tour étonnante, archétypale, sans âge. Elle ressemble tantôt à un bâtiment moyenâgeux, tantôt à un château de sable et paraît sortie tout droit de l’imagination d’un enfant. Cette tour sans nom est l’œuvre du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, qui l’a construite afin de pouvoir venir y trouver la sérénité et la source de renouvellement nécessaires à l’élaboration de son œuvre.
À partir de 1923, Jung ressent le besoin de donner une forme tangible à sa pensée en l’inscrivant dans la pierre. Comme si le monde de l’inconscient ne lui suffisait plus, il cherche à délimiter un territoire personnel dans la terre ferme et, surtout, à laisser une empreinte physique de son passage sur terre. Habitué à explorer les profondeurs de l’âme, il quitte provisoirement le monde intérieur pour découvrir en ce lieu paradisiaque le bonheur des tâches simples : il construit les fondations, dresse les murs, sculpte la pierre et recouvre les surfaces intérieures de peintures. Jung ne le sait pas encore, mais le grand projet architectural qu’il entreprend à Bollingen va devenir une projection de lui-même. Telle une cartographie en trois dimensions, l’édifice reflète parfaitement le penseur et, plus généralement, l’homme.
La tour évolue au fil du temps. Ses métamorphoses successives, par ajouts d’éléments, incarnent les différentes transformations de l’âme de son propriétaire au cours des étapes de sa vie. À une cadence régulière, correspondant à un cycle de quatre ans, la tour est progressivement complétée d’une construction centrale, d’une tourelle et, enfin, d’une loggia habitable avec vue sur le lac. Tout d’abord hutte primitive, puis cocon maternel, la tour devient une cabane d’indien, avant d’accéder au rang de maison confortable. Au cours de douze années de travail et de réflexion assidus, Jung donne forme à l’expression de son développement intérieur, dans un mélange d’euphorie et de créativité, selon les envies et les besoins qu’il éprouve. Son identification à la tour est totale lorsqu’il vit des moments particulièrement intenses. Commencé lors de la mort de sa mère, le projet de la tour se rappelle à lui en 1955, au moment du décès de son épouse. Jung décide alors de parachever sa construction et de rehausser d’un étage la partie centrale. L’élévation de l’âme suggérée par la disparition de sa femme est transposée en termes architecturaux sur l’édifice par une élévation visuelle et structurelle de celui-ci.
Dans sa tour ludique de Bollingen, Jung exprime librement son attachement profond à la terre ainsi que son amour de la beauté de la nature. Mû par un élan bienveillant qui le rapproche des éléments, Jung se répand dans le paysage, vit dans chaque bruissement de feuille et dans le moindre clapotis de l’eau ; il se reconnaît dans chacun des animaux qui vont et viennent dans les lieux. Sa biographie personnelle se rattache au final totalement à l’histoire de cette terre. Avançant sereinement dans l’âge comme dans l’élaboration de sa tour, Jung se rapproche consciemment de la face la plus authentique de lui-même.
Dans le silence indicible qui règne dans ce lieu, la nature se nourrit peut-être encore de la présence du célèbre docteur.