Une envie de Suisse
Delphine Bovey
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Éd. Socialinfo, Lausanne, 2017, 228 pages, CHF 29.-
Le Musée Kirchner |
Davos, canton des Grisons |
Depuis les gares CFF de Davos Dorf ou Davos Platz, les lignes de bus 1, 3 et 4 vous conduisent à la sortie de la localité, à l’arrêt « Sportzentrum ». Le musée Ernst Ludwig Kirchner se trouve à 50 mètres sur la droite. Il est ouvert du mardi au dimanche, de 11h à 18h. 82 Promenade, 7270 Davos. www.kirchnermuseum.ch |
Dans la vallée du Landwasser, la station grisonne de Davos est sans doute la plus cosmopolite des Alpes. Son climat privilégié attire depuis longtemps les touristes fortunés qui souhaitent pratiquer des cures de soleil en altitude. Les Alpes ayant cessé d’être associées à l’image menaçante qui a longtemps prévalu dans l’imaginaire collectif deviennent des lieux de villégiature accueillants et roboratifs. Le peintre allemand Ernst Ludwig Kirchner se réfugie en Suisse dès la première guerre mondiale et découvre, dans les hauteurs de Davos, une nouvelle source d’inspiration pour sa peinture.
Il a quitté Dresde et s’est rendu à Berlin pour découvrir la folle vivacité émanant d’une ville cosmopolite vibrante et bruyante. Il a fui Berlin et son tumulte pour s’installer à Davos. Et c’est là qu’il finit ses jours. La sensibilité exacerbée de Ludwig Ernst Kirchner lui a imposé ce programme bipolaire. Sa vie est mue par une force étonnante, « dévorant tout sur son passage » et intransigeante en tous points. Ce caractère extraordinaire s’accompagne d’une hypersensibilité évidente, ainsi que d’une certaine fragilité physique. Heureusement, Davos propose un remède efficace, capable de soigner ces deux maux : le sanatorium et un environnement naturel propice à la contemplation de la nature.
En entrant dans le hall du musée Kirchner, la rupture avec le monde extérieur est parfaitement perceptible et pourtant, quelque chose de l’ordre de la continuité semble s’imposer. Le monde n’a pas changé mais il s’exprime fort différemment, comme s’il revenait à la vie après un long coma. Et il semble qu’il ait beaucoup de choses à raconter.
Kirchner est un environnementaliste. Son sujet se situe tout autour de lui. Ses peintures reflètent les éléments constitutifs de son environnement immédiat qu’il passe scrupuleusement à la loupe. Scrutant la moindre aspérité, il triture ses formes et joue de ses failles, allant presque jusqu’à torturer son sujet. Kirchner ne se pose pas en observateur privilégié d’un sujet extérieur à lui-même. Au contraire, il parvient à se confondre avec son environnement et, par là-même, avec ses peintures. Dans son œuvre, la séparation entre l’art et la vie n’est pas pertinente. Accrocher le réel devient pour Kirchner le moyen de souligner l’empreinte de celui-ci sur ses affects. En cela, ses toiles sont violentes. L’intensité qu’elles expriment traduit la connivence, parfois tragique, que l’homme entretient avec son environnement. Aussi, lorsque la société qui l’entoure est trop contraignante, Kirchner libère son trait. Parfois, troquant le décor urbain pour la montagne, il procède à une transition artistique où, de la pesanteur des traits imposée par l’agitation, il accède à une tranquillité retrouvée. Autrement dit, et sur le plan visuel, les prostituées des grandes villes allemandes sont remplacées par de braves vaches suisses.
Après son humiliante participation à l’exposition nazie « Art dégénéré » de 1937, les univers physique, psychique et artistique de Kirchner s’écroulent. La biographie de l’artiste est alors marquée par une marche irrésistible vers le déclin et la destruction. Paranoïaque, il détruit beaucoup de ses œuvres lorsque les Allemands marchent vers l’Autriche, toute proche. Physiquement affecté, il renoue avec son addiction à la morphine. Psychiquement épuisé, il sombre dans la dépression et finit par se suicider d’une double balle dans le cœur, un jour de juin 1938.
Le soleil a quitté son zénith de-puis longtemps. S’attardant encore sur les cimes, il semble prolonger volontairement sa course pour la savourer encore un peu, avant de plonger définitivement derrière la montagne. Une lumière de fin de journée rase les toits de Davos et cisèle un monde irréel. La station apparaît étrangement excentrique : jamais ses couleurs n’ont été si vives et ses formes si parfaitement dessinées.